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Ils étaient debout face à la mer, enlacés, comme seuls au monde sur cette plage qui avait abrité tant de leurs joies, de leurs peines, de leurs désirs, de leurs querelles.
Ils étaient debout et, à les voir de loin, on avait l’impression qu’ils ne tenaient qu’en s’accrochant l’un à l’autre : le petit, appuyé sur sa canne et le grand, semblant voûté sous une peine trop lourde à porter.
- Il aimait tellement cet endroit : c’est là qu’il aurait voulu être.
- Je sais…
Que pouvait-il dire de plus que ces deux mots banals, qui ne reflétaient en rien tout ce qu’il avait envie de dire, tout ce qu’il ressentait, toute cette colère, toute cette souffrance, toute cette révolte.
Il aurait voulu hurler face à l’horizon mais il se taisait, se contentant d’être là, à soutenir celui qu’il aimait, à l’enlacer, à le couver de sa chaleur pour lui prouver qu’il n’était pas seul et qu’ils se rejoignaient dans le chagrin.
- Ce n’est pas juste Danno… Avec la vie que j’ai menée, les risques que j’ai pris…. C’aurait dû être moi ! C’était mon tour, pas le sien !
- C’aurait dû être toi ou moi, rectifia Danny. Parce que je te signale que je n’ai pas non plus fait que du point de croix depuis quarante ans.
Il obtint ce qu’il avait cherché : un sourire de son époux, mais un sourire si pâle, si triste, qu’il lui serra le cœur. Ils partageaient la même peine et pourtant il lui semblait que pour Steve elle était encore plus cruelle que pour lui.
- C’était encore un gosse…
- Je sais…
Je sais… Combien de fois avait-il dit ces deux mots stupides depuis que la nouvelle était tombée ? Combien de fois s’était-il dit qu’il aurait dû savoir, dû faire quelque chose ?
Le destin les avait trop longtemps épargnés, il avait été bien trop clément avec eux en comparaison de la vie qu’ils menaient : ils auraient dû se douter qu’il les attendait au tournant. Mais à soixante ans, la plus grande partie de leur vie derrière eux, ils avaient un peu laissé tomber la garde.
Certes ils restaient deux hommes solides, toujours aux postes qu’ils occupaient dix ans auparavant, toujours aussi appréciés et admirés de ceux qui suivaient le droit chemin, toujours aussi craints et haïs de ceux qui se croyaient au-dessus des lois. Les hommes et les femmes qui sortaient de leurs écoles respectives : militaires pour les uns, policiers pour les autres, le chef de la police étant aussi directeur de l’école d’où sortait les nouvelles recrues, ces hommes et ces femmes donc étaient des jeunes gens honnêtes, courageux, prêts à risquer leur vie pour servir leur pays et protéger leurs concitoyens et la plupart ne déviaient jamais de cette route.
Et parmi eux il y avait Teddy, leur Teddy, ce gamin qui avait toujours tout fait comme eux-mêmes l’auraient fait, avec la même soif de vivre, la même énergie de réussir, la même envie d’aider les autres. A quinze ans il avait choisi d’être policier et ses pères n’avaient rien fait pour l’en dissuader. Et lorsque trois ans plus tard il leur avait déclaré avoir changé d’avis et préférer passer d’abord un temps sous les drapeaux, ils n’avaient pas non plus tenté de le faire changer d’avis.
Bien sûr ils lui avaient parlé sérieusement, tachant de déceler si son désir de suivre les pas de Steve était son propre choix ou juste la volonté de refaire le même chemin que ce père qui restait un héros à ses yeux, malgré l’adolescence passée par-là. Teddy adorait Danny auprès duquel il venait se rassurer, chercher conseil et soutien, mais son héros c’était Steve et il aurait fait n’importe quoi pour le rendre fier de lui. Celui-ci en était bien conscient et lorsque son fils avait émis le souhait d’être SEAL à son tour, il ne lui avait rien caché de la dureté de la voie sur laquelle il s’engageait. Il avait même cherché à le faire changer d’avis, à l’orienter vers d’autres armes si vraiment il souhaitait être soldat. Mais le jeune homme avait tenu bon et son père avait reconnu dans sa volonté une vraie vocation, de celle contre lesquelles on ne va pas sans risquer de rendre son enfant malheureux.
Teddy était à l’âge des choix et il avait fait le sien ! Alors les deux hommes l’avaient laissé partir, le cœur un peu gros mais fiers de le voir s’engager à son tour, heureux du bonheur presque enfantin qu’il avait montré lorsqu’ils avaient accepté son choix. Et ils avaient très vite eu la preuve que c’était bien ce pour quoi il était fait. Théodore McGarrett s’était révélé un excellent élève officier et n’avait eu aucune peine à parvenir à entrer dans le corps d’élite qu’il convoitait.
Ils avaient alors connu la dure loi des parents de commandos : savoir que leur enfant est quelque part, menant une opération dangereuse, sans savoir ni où, ni quoi… Mais à chaque fois que Teddy revenait sur l’île, du rêve plein les yeux, certes plus sérieux mais toujours aussi enthousiasmé par sa vie, l’étau autour de leur cœur se desserrait et ils avaient fini par penser que, comme ce père auquel il ressemblait tant, leur fils était immunisé contre le sort.
Ils s’étaient trompés. Quatre jours avant son vingt-cinquième anniversaire, le lieutenant Théodore McGarrett était tombé quelque part en Somalie, durant une opération dont ils ne sauraient jamais rien. Ils l’avaient vu partir le sourire aux lèvres une semaine plus tôt pour ce qui devait être sa dernière opération : il avait en effet décidé d’entrer à l’école de police lors de la prochaine cession de formation, ayant conscience que la chance qui lui souriait risquait de tourner un jour. Ils l’avaient laissé partir sans crainte, heureux de sa décision, ravis de le voir revenir sur leur île, rassurés de penser qu’il ne risquerait plus sa vie, sans avoir conscience cette fois-là qu’il pouvait partir vers le danger.
Ils avaient laissé partir un jeune homme plein de vie qui leur avait souri en agitant le bras, ses magnifiques yeux bleus étincelants de bonheur et on leur avait rendu une boîte en bois où gisait un corps qu’on leur avait déconseillé de regarder.
Teddy était parti… Ils ne le reverraient plus jamais… Et debout face à la mer, ils regardaient s’envoler les cendres de cet enfant qu’ils avaient tant aimé et ils revoyaient tous ces moments partagés avec lui, ces prises de becs, ces fous-rires, tout ce bonheur qui ne reviendrait plus jamais.
- Allez viens… Les petits nous attendent…
Les petits… A ces mots, Steve se redressa un peu. Il n’avait pas le droit de se laisser aller, pas encore…
Comme s’il avait pressenti, au plus profond de lui, que sa vie serait brève, Teddy l’avait vécue très vite, bien plus vite que la plupart de ses contemporains. A vingt ans, lors d’une permission, il avait rencontré May-Lin et l’avait épousée lors de la permission suivante, six mois plus tard, lorsqu’il l’avait croisée de nouveau et avait vu le joli ventre rond qu’elle arborait. Savanah était née alors que son père n’avait pas encore fêté ses vingt et un ans et deux ans plus tard, Russel et Rease avaient suivi. C’était aussi pour eux que le jeune lieutenant avait décidé de revenir sur l’île. May-Lin était l’une de ces femmes admirables qui acceptaient de laisser partir son mari sans savoir s’il reviendrait vers eux, mais il savait combien cela lui était difficile. Et puis les enfants grandissaient, il ne voulait pas être un étranger pour eux. Il voulait leur donner l’amour que lui-même avait reçu de ses pères. Le destin ne lui en avait pas laissé le temps.
Mais désormais, Steve et Danny savait que leurs rôles auprès des orphelins avaient changé : ils n’étaient plus seulement les grand-pères, ils devenaient leurs figures masculines de référence, en tout cas jusqu’à ce que May-Lin, qui n’avait que vingt-trois ans, refasse sa vie, ce qu’ils souhaitaient de tout leur cœur, s’étant attachés à elle comme à leur fille.
Les petits… Ces gamins qui étaient un prolongement de leur Teddy. Savanah avait ses cheveux sombres et ses yeux bleus et Rease lui ressemblait énormément tandis que Russel était plus du côté maternel. Ils devaient être forts, pour eux, pour les guider sur la bonne route, comme ils l’avaient fait pour Teddy.
- En tout cas, je ne les laisserai pas devenir militaires, murmura Steve comme pour lui-même.
Danny posa sa main sur la sienne :
- Tu sais très bien que tu ne feras pas le choix à leur place Babe. Lorsque le moment sera venu, tu respecteras leur vœu, comme tu l’as fait pour Teddy.
- Justement ! Si j’avais été plus intelligent, je l’aurais dissuadé de choisir cette vie !
- Non ! Tu lui as parlé en toute franchise, tu l’as averti des risques. Pour le reste, c’était son choix et tu sais que tu n’avais pas le droit de t’y opposer. Peut-être qu’il t’aurait écouté, et peut-être pas. Mais dans le premier cas, il n’aurait pas été aussi heureux qu’il l’a été et ça aurait changé toutes sa vie : qui sait si les enfants seraient là aujourd’hui s’il était devenu policier dès sa sortie du lycée ? Et dans le second cas, il était assez entêté pour partir sans ton accord, quitte à se brouiller avec nous.
- Tu crois ?
- Non ! Je le sais ! Et tu le sais aussi. On l’a élevé du mieux qu’on a pu et je crois qu’on a fait du bon boulot. Le reste… c’était sa vie et on se devait de la respecter.
- Tu as raison, bien sûr, tu as raison… Qu’est-ce que je deviendrai sans toi mon Danno ?
- Rien de bon, j’en ai peur, tenta de plaisanter le blond, bien que le cœur n’y soit pas. Tu te sens prêt à les rejoindre ?
- Oui… Maintenant je suis prêt.
Et les deux hommes tournèrent le dos à l’océan pour rejoindre leur famille qui les attendait : Grace et son mari Vincent encadrant May-Lin, leurs filles Amaline et Sandra qui s’occupaient de leurs petits cousins un peu trop jeunes pour se rendre compte du deuil qui venait de les frapper et toute la ohana, debout sur le chemin : Kono, devenue adjointe du chef de la police, Chin-Ho qui avait ouvert une agence de détective désormais renommée et leurs familles respectives. Manquait le fidèle Kamekona, mort trois ans auparavant lors d’une sortie en mer. Et à cet instant Steve était presque heureux qu’il ne soit plus là : la mort du petit Teddy l’aurait anéanti.
Oui, se dit-il en rejoignant les siens : la vie ne faisait pas de cadeaux mais il devait continuer, parce qu’elle lui avait quand même offert son plus beau présent en la personne de Danny. Et tant que celui-ci serait avec lui, il pourrait affronter tous les orages, même si le drame qu’ils venaient de traverser allait laisser des cicatrices qui ne s’effaceraient jamais.
(à suivre)