Petite histoire écrite pour l'anniversaire de Mamypirate l'an passé.
Nous nous reverrons un jour où l’autre
C’était donc comme ça que les choses devaient finir ? C’était donc ici, maintenant et de cette manière qu’il allait devoir reprendre son chemin solitaire ?
Victor s’en voulait de s’être laissé prendre, d’avoir osé espérer, d’avoir pensé que, pour une fois, la vie lui souriait en lui offrant, à lui aussi la chance d’aimer et d’être aimé. Il s’était jeté dans cette histoire à cœur et à corps perdus, sans se soucier du reste.
Et le reste c’était maintenant, dans ce petit café, sur cette petite place, dans cette ville de province dont le nom importait peu. Ici ou ailleurs….
- Vous ne m’écoutez pas Victor.
Vous… Quelle ironie ! Cet homme il le connaissait par cœur, il l’avait fait gémir sous son étreinte, il avait crié sous sa possession et pourtant ils continuaient à se vouvoyer, comme si cela permettait de garder une certaine distance, comme si cela évitait l’inéluctable. Vous… Tu… ça changeait quoi au fond ?
Peut-être rien. Peut-être tout. Peut-être que s’il avait exigé au dehors ce tutoiement qu’ils échangeaient dans l’intimité, peut-être que les choses auraient été autres, peut-être que…
Peut-être…
- Bien sûr que si je vous écoute.
Qu’il écoute ou pas, quelle importance ? Que valaient ces mots mille fois prononcés, mille fois entendus, mille fois reçus comme des dagues en plein cœur. Que valaient ces promesses qui n’engageaient personne et surtout pas celui qui les faisaient ? Il écoutait mais il ne croyait pas un mot de ce qu’il entendait.
Nous nous reverrons un jour ou l'autre
Si vous y tenez autant que moi
Prenons rendez-vous
Un jour n'importe où
Je promets qui j'y serait sans faute.
Des rendez-vous à distance… D’abord on y pensait, puis on en oubliait un, puis un autre et un autre encore… C’était inévitable.
La vie vous emporte dans un tourbillon qui ne s’arrête jamais. Elle ne vous laisse pas le temps de vous asseoir pour contempler l’univers ou simplement pour écouter votre âme.
Il le savait pourtant lorsqu’il avait laissé Sébastian entrer dans sa vie. Il savait que ce magnifique athlète aux yeux clairs, ce danseur sublime que les plus grandes compagnies se disputaient, ne serait jamais totalement à lui. Tout comme Sébastian savait que le violoncelliste virtuose ne ferait jamais passer leur amour avant sa passion pour la musique.
Ils avaient eu de la chance finalement que leurs chemins se côtoient si longtemps, que la compagnie dans laquelle dansait Sébastian ait durant des mois engagé l’orchestre où jouait Victor.
Mais la chance tourne… Aujourd’hui chacun reprenait sa route son art si exigeant l’emmenant dans d’autres contrées. Et les belles promesses ne combleraient ni la distance ni l’absence.
A Noël comme à la Pentecôte
A Rio de Janeiro ou à Moscou
Plus on est de fous
Plus on rit de tout
Nous nous reverrons un jour ou l'autre
J'y tiens beaucoup.
Qui l’aurait dit ? Six mois plus tôt, Victor se souvenait qu’il avait râlé en apprenant que le directeur de sa troupe avait signé un contrat pour la moitié d’une année afin d’accompagner une grande compagnie de danse. Il n’était pas spécialement amateur de grands jetés et de tutus tourbillonnants, pas plus d’ailleurs que des mouvements à ses yeux désordonnés de la danse moderne. Mais il n’avait pas le choix. Là où l’orchestre était engagé, il allait. Et puis une tournée, finalement, c’était toujours enrichissant : d’autres lieux, d’autres gens, d’autres langues, d’autres cultures…
Mais il n’avait pas fallu dix jours pour que tout cela se résume au corps sculptural du premier danseur, à ses yeux d’un bleu presque violet tant il était profond, tranchant avec sa longue chevelure brune, lui tombant sur les épaules. Dès que Victor avait croisé son regard, il avait été perdu.
Il avait essayé pourtant de résister. Sa dernière histoire remontait maintenant à plusieurs mois et elle s’était mal terminée, son amant ne comprenant pas les exigences de sa profession, le soupçonnant de le tromper à chaque fois qu’il partait pour quelques jours, s’irritant lorsqu’il répétait durant de longues heures dans l’appartement qu’ils partageaient alors.
Sébastian, lui, savait combien être artiste demande d’abnégation autant pour l’artiste lui-même que pour son entourage. Il avait lui aussi gravi tous les durs échelons d’une profession exigeante en temps et en efforts, qui demandait avant tout de la passion. Passionnés, ils l’étaient tous les deux et ils s’étaient reconnus très vite.
En public ils étaient deux artistes qui s’appréciaient, continuaient d’utiliser le vouvoiement imposé par des directeurs soucieux de maintenir une certaine distance entre les membres de la troupe afin d’éviter les drames toujours possibles qui vous déstabilisent une création et la conduisent à la ruine. Mais dans l’intimité…
Dans l’intimité ils n’étaient plus qu’un et la danse qu’ils initiaient ensemble était la plus belle qu’ils aient jamais dansé l’un et l’autre, les mélodies qu’ils gémissaient à l’unisson étaient d’une harmonie parfaite.
Et maintenant, comme une fausse note, comme un faux pas… Chacun sa route…
Nous nous reverrons un jour ou l'autre
Le monde est petit profitons-en
Si votre chemin
Passe par le mien
Ma roulotte croisera la vôtre.
C’était ainsi. Ils avaient choisi leur voie sachant dès le départ qu’elle leur demanderait souffrance et abnégation, oubli de soi et refus de tout ce qui pourrait entraver leur progression.
Ils savaient, l’un comme l’autre, qu’aucun d’eux ne sacrifierait sa carrière à celle de son amant. Ils avaient refusé de prononcer les mots fatidiques, même au paroxysme de leur union charnelle, lorsque soudain ils sentaient qu’ils ne faisaient plus qu’un.
Mais Victor n’avait pas anticipé cette douleur, cet arrachement, cette impression de déchirement. Il était littéralement coupé en deux, comme si son âme, enfin entière, se scindait à nouveau.
Sébastian le sentait-il, de l’autre côté de la table, tandis qu’il continuait à parler tranquillement, posément, comme si tout cela, finalement, n’était pas bien grave, juste un aléa de plus dans leurs carrières, juste une parenthèse qui se refermait sur des moments interdits ?
Comme il ne faut pas tenter le diable
En disant à la prochaine fois
Faites comme moi
En croisant les doigts
Ou si vous trouvez ça préférable
Touchons du bois.
Victor eut un rire douloureux. Toucher du bois… Ne pas mettre de vert sur scène… Entrer toujours le pied droit sur le plateau…
Comme beaucoup d’artistes l’un et l’autre étaient superstitieux. Est-ce qu’en cet instant, cela leur porterait chance ? Est-ce que vraiment, au bout de leurs voyages respectifs ils se retrouveraient ? Mais quand ?
Quand Sébastian serait devenu trop vieux pour que son corps supporte encore jour après jour la torture d’être étiré, plié, tendu, de tourner, sauter toujours plus vite, toujours plus haut ? Quand l’âge aurait ôté à Victor l’ouïe ou que l’arthrose aurait tordu ses doigts, les rendant inutile sur l’instrument désormais muet ?
Il était inutile de s’attarder sur ce qui avait été, ce qui aurait pu être, ce qui serait…
Ils se levèrent, regardèrent autour d’eux comme pour s’imprégner une dernière fois des lieux puis se fixèrent longuement, se repaissant de la vue de l’autre, notant chaque ride, chaque détail, se remémorant leur dernière étreinte, peut-être la plus belle parce que la plus désespérée.
Il était temps… Le bus de l’orchestre partait au coin de la place dans dix minutes et Sébastian devait rejoindre sa troupe à la gare…
Alors, pour la première fois en public, ils décidèrent d’oublier la distance, d’oublier les apparences et ils se jetèrent l’un contre l’autre, s’embrassèrent une dernière fois avant que leurs corps ne se déchirent l’un de l’autre et qu’ils partent sans regarder derrière eux.
Le hasard souvent fait bien les choses
Surtout quand on peut l'aider un peu
Une étoile passe, et je fais un vœu
Nous nous reverrons un jour ou l'autre
Si Dieu le veut.
- Sébastian…
Il était là, debout devant lui, encore plus beau que dans son souvenir, avec un peu plus de rides et sur le visage cette autorité nouvelle qu’il n’avait pas dix ans plus tôt.
Le chorégraphe, de son côté, reconnaissait chaque ridule, et ce sourire… Ce sourire qui lui avait tant manqué.
Dix ans… Dix ans à construire la carrière dont chacun rêvait. Dix ans à oublier l’absence dans d’autres bras, jamais très longtemps, sans retrouver cette sensation de plénitude qui les avait portés.
Aujourd’hui il était chorégraphe, directeur de ce grand théâtre et il recevait les candidats au poste de chef d’orchestre de sa compagnie. Plusieurs semblaient compétents et puis il y avait eu l’avant-dernier.
Victor…
La vie leur faisait enfin cadeau du moment qu’ils attendaient depuis dix ans. La possibilité de se rejoindre sur la même route, pour tout le temps qu’ils voudraient.
Ils n’eurent pas besoin de mots pour savoir que cette chance-là, cette fois-ci, ils ne la laisseraient pas passer.
FIN
Chanson de Charles Aznavour